Stanley Park - Vancouver

Galerie de portraits #8

Écrire un livre… L'idée m'a longtemps pétrifiée. Jusqu'à ce que je comprenne que l'important pour moi n'était pas de publier, ni même de posséder un objet papier signé de mon nom, mais simplement d'écrire. Peu importe le support, la portée, la notoriété… Une fois cela intégré, j'ai enfin pu libérer mes mots. Ainsi est née une petite centaine de portraits au travers desquels je retrace ma vie en filigrane...
Stanley Park - Vancouver

Timo et Maritza


Jeudi 19 avril 2012, Vancouver


Assis entre deux palmiers sur un banc de la baie des Anglais, nous asphyxions : après huit mois passés au Canada, notre cercle social se résume... à nous-mêmes. Dans ce contexte, notre ancienne vie parisienne où dîners entre amis, rencontres professionnelles et cafés amicaux rythmaient notre quotidien nous fait figure d'Éden perdu. Ce manque de connexions humaines me pèse tant que je n'apprécie même plus nos promenades matinales dont le cadre majestueux m'émerveillait quelques mois auparavant. À quoi bon vivre à l'étranger si c'est pour vivre en autarcie ? Comment ais-je pu croire un instant que nous arriverions à tisser un cocon social en travaillant de chez nous et en n'ayant ni enfant ni chien (deux formidables initiateurs d'interactions) ? J'ai bien essayé de surfer sur le site de l'Alliance Française ainsi que sur les pages Facebook de groupes de rencontres vancouvérois, mais le concept de la "recherche d'amis entre adultes consentants" me glace le sang. Je remonte mes genoux sous mon menton, fixe au loin les phoques lézardant sur les rochers huileux et rumine. Stoïque, Julien tente de faire le point sur la situation :
"Résumons : on ne veut pas rencontrer des gens de manière "fake", à savoir aller dans un endroit où le but est uniquement de créer du réseau. Tu n'aimes pas les filles avec qui tu fais du yoga, donc tu ne socialiseras pas avec elles. On ne veut pas acheter un chien, donc on oublie les chit-chats autour de déjections canines pouvant potentiellement mener à un café. La location de bébé à l'heure n'étant pas autorisée, on fait également une croix sur les échanges d'astuces "première dent" et autres sujets susceptibles de rapprocher les heureux détenteurs d'enfants. Qu'est-ce qu'il nous reste ?".
Là, sur ce banc, à des milliers de kilomètres de chez moi et à un nanomètre de la crise de nerfs pré-dépression, j'ai subitement un flash : "On va acheter une slackline !".
Mon adorable mari me jette alors un regard inquiet où se mêlent tendresse infinie et incertitude sur ma santé mentale : "Euh... quoi ?".
De l'abattement le plus profond, je passe en une fraction de seconde à un état d'excitation intense, tant je trouve mon idée brillante. Dans les parcs de la ville, il n'est en effet pas rare de voir des jeunes gens évoluer sur une sorte de corde plate tirée entre deux arbres. Or, j'ai remarqué que leur activité insolite suscite moult interactions avec les promeneurs. Nous allons donc faire de même ! Nous n'avons rien à perdre et tout à y gagner…

Deux heures plus tard, nous voici chez MEC en quête de cette fameuse slackline. Une fois le bon rayon trouvé, nous déglutissons : 100$ le kit complet (une sangle et un cliquet). Cela fait cher, mais ce n'est pas comme si nous avions réellement le choix… 

Vendredi


Avides d'aller tester les capacités d'attraction de notre nouvelle acquisition, nous expédions notre travail du jour en un temps record. À 15h, nous voici ainsi en train de tendre notre sangle rouge entre deux érables. Je pose un pied fébrile sur cette ligne aérienne, place mes bras en balancier, avance précautionneusement puis perds l'équilibre et tombe en éclatant de rire : "C'est excellent ! Vas-y Julien, essaie !".
- "Mais oui Julien, essaie !" nous lance une voix gentiment goguenarde. 
Je me retourne brusquement et découvre un jeune homme blond rieur qui nous demande avec un accent légèrement guttural s'il peut lui aussi tenter de traverser la corde. Après quelques essais infructueux, la conversation s'engage : il se prénomme Timo, travaille dans le marketing et vient d'Allemagne. La jeune femme qui l'accompagne, Maritza, est quant à elle Brésilienne et termine un séjour de 6 mois à Vancouver. L'aura de ce duo joyeux et chaleureux nous touche immédiatement. Au moment de nous quitter, Maritza nous lance : "Je fais une soirée chez moi demain soir, vous devriez venir !". Ah, la magie de la slackline...

Samedi soir


Les bras encombrés de sachets de chips et de bols de crudités, Maritza nous fait signe de la suivre vers les ascenseurs. Elle sourit un peu gênée : "Je ne vous fais pas entrer dans mon appartement car je suis en colocation et cela ne se passe pas super bien... Mais vous ne ratez rien, c'est bien mieux sur le rooftop ! La vue est folle et il y a un jacuzzi !". Ses grands yeux de princesse Disney pétillent d'une joie quasi enfantine. Une fois sur l'immense terrasse recouvrant le toit de ce building de 52 étages, nous retrouvons Timo qui sirote une Budweiser avec trois autres garçons. À notre vue, il s'exclame radieux : "Ah, les Francais !" et s'avance pour nous serrer dans ses bras. Je laisse Julien faire connaissance avec la petite bande et suit Maritza au sein de la cuisine commune où nous nous mettons à détailler carottes et concombres.
Les cheveux longs, bruns et légèrement ondulés, le sourire à faire pâlir d'envie Julia Roberts, le haut du corps frêle et les fesses rondes, celle qui me traite d'ores et déjà comme une soeur possède une beauté de femme/enfant absolument désarmante. Originaire d'une petite ville située en plein coeur du Brésil, elle avoue adorer Vancouver mais rêver de Paris. Entre deux coups de couteau précis, elle me parle - avec une légèreté non dénuée de profondeur - de l'entreprise de son père (dans laquelle elle finira peut-être par travailler), de son petit ami qui l'attend au Brésil, de son expérience d'expatriée, de l'incertitude qui auréole son futur... Devant ce long plan de travail en inox à fleur de ciel, j'ai l'impression étrange et délicieuse de la connaître depuis toujours.
Nous rejoignons les autres. Entre deux gorgées de bière fraîche, les rires fusent. Étant tous de nationalités différentes, nous nous amusons des quiproquos que peut générer la mauvaise prononciation de certains mots. Au fur et à mesure que les étoiles s'allument en arrière-plan, les conversations deviennent plus calmes, plus sérieuses, moins superficielles. Les pieds dans le jacuzzi, un "chocolat chip cookie" non loin de moi, j'observe Timo, Julien et Maritza plaisanter et n'en reviens pas de faire partie de ce joyeux tableau que nous offrons aux moustiques noctambules.  

Fin avril


En quelques semaines, Timo et Maritza sont devenus des amis très proches. Grâce à je ne sais quel tour de passe-passe social, nous avons en effet sauté toutes les étapes. En une soirée, nous sommes ainsi passé du statut de parfaits inconnus à celui de complices inséparables : Julien s'est mis à retrouver régulièrement Timo pour disputer d'épuisantes parties de foot au bord de la plage, tandis qu'avec Maritza nous écumons les Zara et H&M (afin de remplir ses valises de pièces introuvables dans son pays), évoquons nos proches et nos blessures intimes en sirotant des cafés aux abords de Kitsilano Beach et guettons les familles de castors lors de nos promenades loquaces au coeur de Stanley Park. Quant à nos dîners en quatuor, ils se finissent systématiquement en parties de jeux de société, rendues ubuesques par le second degré permanent de Timo, le sérieux indéboulonnable de Julien, la candeur espiègle de Maritza et mon indéfectible besoin de tricher afin de pimenter les choses.
De ces deux individus, j'aime tout : leur fraîcheur, leur appétit de vivre dévorant, leur insouciance, leur enthousiasme contagieux, leur capacité à générer de la bonne humeur... J'adore la dimension "trublion fédérateur" de Timo et suis en admiration totale devant la joie de vivre sans nuage de Maritza. Éternellement joyeuse, rien n'arrive à altérer durablement ses traits rieurs. Quelles que soient les circonstances, ses yeux ne peuvent s'empêcher de sourire. 
Sans parler de son rapport au corps, qui bouscule considérablement ma vision des choses sur le sujet. Moi si angoissée par la graisse, la cellulite et l'absence de fermeté et qui vis l'épreuve du maillot de bain comme une punition, je découvre subjuguée à quel point l'acceptation de sa morphologie peut avoir des vertus embellissantes. 
En mini bikini sur le bord de la piscine, Maritza irradie. Ses formes chaloupées et totalement assumées sont magnifiées par son énergie globale. Elle court, saute dans l'eau, déambule sans serviette autour de la taille, libre, solaire. J'effleure alors du doigt ce que doit être une existence libérée des carcans mortifères que sont les complexes.

Début mai


Alors qu'à peine un mois s'est écoulé depuis notre première rencontre, il est déjà l'heure de faire nos adieux à Maritza : son visa prend fin et sa vie brésilienne l'attend. 
La veille de son départ, elle débarque chez nous avec deux énormes valises, dont une s'avère impossible à fermer. Mi-amusée, mi-angoissée par la rébellion de ce contenant, elle supplie Julien de l'aider, celui-ci lui ayant prouvé à maintes reprises sa capacité à résoudre des problèmes insolubles. 
Nous laissons l'artiste opérer - entre vidage intégral des deux sacs et réagencement de ces derniers avec la précision et la dextérité d'un joueur de Tetris professionnel - et allons puiser dans le congélateur un bac de glace à la vanille. Munies de deux cuillères à café, nous raclons la substance laiteuse afin de noyer dans le sucre notre tristesse de nous quitter. 

Le lendemain, devant la porte d'embarquement, alors que les larmes dévalent nos deux visages et que Julien semble avoir une poussière dans l'oeil, j'offre à Maritza la pièce la plus précieuse de ma garde-robe : mon immense foulard en soie Forget Me Not qu'elle aime tant. 

Début juillet


Maritza est partie, Timo est resté et Helena (sa fiancée) l'a rejoint. Moins flamboyant, ce nouveau duo se révèle néanmoins très attachant. Il est en effet touchant de découvrir une facette plus tendre de notre ami germanique. 

31 juillet, 8h


"Lise, on va faire le tour de Stanley Park en vélo, ok ?"
- "Mais on n'a pas pris notre petit déjeuner"
- "On verra sur la route..."
- "Ok !"

Je suis tellement heureuse de cette prise d'initiative de la part de Julien que je me moque bien en réalité de faire l'impasse sur mon smoothie matinal. 
Nous roulons. Le ressac de l'eau qui borde notre chemin rythme nos coups de pédales. Sur une branche surplombant la piste cyclable, un écureuil solitaire défie la gravité. Je savoure la caresse de l'air tiède sur mes poignets. 
"On prend sur la droite !"
- "Mais..."
- "Fais-moi confiance, c'est un raccourci"

Nous traversons un petit bois puis débouchons sur la marina. Là en contrebas, sur un ponton isolé, je distingue un couple assis en tailleur autour de ce qui ressemble à un festin. Il me faut quelques secondes pour réaliser que le couple en question n'est autre que Timo et Helena, qui à notre vue se lèvent en chantant "Happy birthday Lise !".
Le souffle coupé par la stupéfaction, je pose le pied à terre. Je jette un regard vers Julien - qui n'est pas peu fier d'avoir parfaitement tenu son rôle de complice - et m'imprègne de la perfection de cet instant, entre cadre majestueux, nappe à carreaux sur bois patiné, victuailles dignes d'un petit déjeuner à la Hansel et Gretel, feuillage verdoyant, sourires saturés de tendresse et effet de surprise grandiose. Je dévale le remblai qui me sépare de nos amis, enjambe la barrière séparant la berge du ponton, manque de tomber dans l'eau, me rétablit et tente de trouver des mots à la hauteur de la joie qui me submerge...
Par Lise Huret, le 25 octobre 2019
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15 commentaires
Tous les commentaires
SimoneIl y a 5 ans
Mais pourquoi donc tes textes me font monter les larmes aux yeux à chaque fois!? Tu me touches Lise.
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HeLNIl y a 5 ans
Simone, en finissant de lire le texte de Lise la larme à l'œil, je me suis posé exactement la même question...!
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Lise (TDM)Il y a 5 ans
C'est à toi d'essayer de savoir pourquoi :) Si tu trouves, je serais très heureuse que tu me le dises :)
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JuliaIl y a 5 ans
Quel plaisir de te lire Lise !
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Lise (TDM)Il y a 5 ans
Merci Julia :)
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AdelineIl y a 5 ans
Ton récit me rappelle le temps où mon copain et moi vivions à Londres (pendant 6 ans !). Il nous a fallu du temps pour sortir avec des amis et d'horizons différents c'est tellement plus enrichissant !
Avez vous gardé contact avec Timo et Maritza ?
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Lise (TDM)Il y a 5 ans
Avec Maritza, oui. Avec Timo, nous nous suivons de loin via les réseaux sociaux ;)
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OliviaIl y a 5 ans
Je me reconnais dans cette tentative de tisser un cocon social en Amérique du Nord. As-tu trouvé que l'expérience à Florence était différente de Vancouver et Toronto? Avoir un enfant a t-il changé les choses ensuite? (as-tu rejoint un "perfect moms squad" au parc :)?). Et enfin, pour ma part, même si je suis épanouie après 18 ans aux US, force est de constater que la quasi-totalité de nos vrais amis sont aussi des expatriés, ou alors des couples dont l'un des conjoints est étranger, ou quelques rares Américains qui ont vécu longtemps à l'étranger. Je trouve les interactions sociales et amicales tellement différentes ici.
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Lise (TDM)Il y a 5 ans
A Florence, nous ne sommes restés que 6 mois et nous ne parlions pas italien. Je ne peux donc pas comparer avec nos expériences riences canadiennes.

Ici nous vivons les choses différemment qu'à Vancouver grâce à Charles. Le fait qu'il aille à l'école ouvre notre champ social.

Mais nos amis continuent d'être d'origine étrangère. Irlandais, américain, sud africain, indien, libanais, français, belge... Pas de 100% canadiens ;/
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Anne-SophieIl y a 5 ans
Chère Lise, je vous suis de façon anonyme mais très fidèle depuis de nombreuses années et je dois dire qu'à chaque fois votre plume m'émerveille.
Ce texte m'a particulièrement touché car si je ne vis pas du tout la même expérience, mon compagnon et moi nous sommes retrouvés dans des situations similaires, ayant fait le choix de vivre à St Malo à l'âge de 25 ans et d'y rester alors que tous les jeunes couples sans enfants n'étaient que de passage dans cette ville. Les amitiés nouées ne duraient que quelques mois ou années et il fallait recommencer... Notre slackline fut le surf!
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Lise (TDM)Il y a 5 ans
"Notre slackline fut le surf" : j'adore !
Je compte bien faire pareil que toi à Lisbonne ;)
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AnnibouIl y a 5 ans
Que c’est bon de vous lire !
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Lise (TDM)Il y a 5 ans
Merci Annibou :)
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CarolineIl y a 5 ans
Ah la la, ça me touche, j'ai vécu ça à Genève : les amitiés forcées - mais au moins, j'avais des collègues -, l'ennui, les questions.
Les amis sont arrivés sur le tard, juste avant que je reparte à Paris...
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vmode9Il y a 5 ans
Je crois que tes récits font remonter en nous une part de naïveté enfantine ou de candeur que l'on ne s'autorise plus vraiment à l'âge adulte (enfin je caricature un peu) et qui nous procure une émotion refoulée :-)
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