Nguyen Thanh Binh

Chronique #135 : Amour maternel à rebours

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12 août 2013, 3h du matin. Alors que l'on vient de déposer une petite masse rougeâtre aux paupières hermétiquement closes entre mes bras alourdis par les dernières semaines de grossesse, j'attends l'éblouissement. Celui qui poussa ma mère et ma soeur aînée à renouveler 5 fois l'expérience. Celui que décrivent les jeunes mères lorsqu'elles sentent pour la première fois la peau de leur nourrisson contre la leur. Celui qui devrait me foudroyer à cet instant précis où je découvre mon enfant. Mais j'ai beau sonder au plus profond de mes entrailles chamboulées, rien. Je suis heureuse que l'accouchement se soit bien passé (deux poussées en tout et pour tout), que mon fils ait émis le vagissement réglementaire, mais de climax fusionnel absolu et charnel il n'y a pas.
Nguyen Thanh Binh
Au fond de moi, j'ai la sensation très nette que l'harmonie vécue ces 9 derniers mois vient d'être brisée, que la parenthèse existentielle à la saveur indicible que je viens de vivre a brutalement pris fin. Le minuscule être à qui je pouvais parler longuement lors de mes nuits d'insomnie sans être interrompue par autre chose qu'un coup de talon effronté et qui était devenu au fil des semaines un compagnon à l'avenir fantasmé, un Jiminy Cricket compréhensif, un complice intime, s'était incarné en une entité sans charme, émettant des sons stridents. On avait remplacé mon indéfectible confident par un banal nouveau-né. 

Je ferme les yeux. Je sens que l'on me retire l'enfant des bras. Tant mieux : j'ai tellement sommeil... Demain, j'en suis certaine, je serai cette mère posant un regard énamouré sur son nourrisson et qui vantera à qui voudra l'entendre la beauté folle de l'amas de chair bouffie dormant à poings fermés à ses côtés. Demain. Ou alors après-demain.

Dans le taxi qui nous ramène chez nous, je me noie dans le vide qu'à laissé mon fils entre mes organes. Je le regarde minuscule dans son cosy blanc et lui en veut presque d'être devenu réalité. Je me sens seule. 

Les semaines passent. Je guette le baby blues qui pourrait expliquer mon absence de flux d'amour passionnel à l'égard de mon enfant, mais non, je me sens globalement assez sereine. Grâce à Julien (qui prend en charge les réveils nocturnes du petit étranger ayant élu domicile dans notre quotidien), je dors parfaitement bien. J'écris, vois mes amies, dessine, me promène avec le porte-bébé qui me rappelle imparfaitement le temps béni de la fusion ; j'ai même rapidement repris le sport. Bref, tout va bien. À l'exception près que j'ai le sentiment glaçant de passer à côté de l'expérience de ma vie. D'être au sommet de l'Everest un jour de brouillard. Je suis mère, j'ai les réflexes d'une mère, mais le coup de foudre avec la chair de ma chair n'a pas eu lieu. Et cela me saccage le coeur. 

Les mois, les années se sont succédées et j'ai fini par faire le deuil de cet amour surnaturel que j'avais cru être la norme en matière de relation mère/bébé. J'ai accepté d'aimer cérébralement. J'ai fini par me convaincre qu'au fond ce n'est pas si mal de ne pas être déchirée à chaque séparation, de quasiment réussir à oublier mon enfant durant les journées de travail, d'aimer confortablement. 

Je voguais sur ce statu quo lorsqu'un matin d'octobre, en déposant mon fils à l'école maternelle, une douleur fulgurante me broya le bas du ventre. Comme si un lien invisible s'extrayait du creux de mes entrailles au repos pour rejoindre - au travers des grilles de l'établissement - l'enfant que je venais de laisser. Comme si le cordon ombilical que l'on avait brutalement sectionné à sa naissance avait subitement envie de repousser. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Quelle était donc cette déferlante à la chaleur intense qui balayait mes sens ? Accrochée aux barreaux, je fixai intensément le petit manteau bleu marine qui s'éloignait. Tout mon corps me criait de courir vers Charles pour le couvrir de l'amour fou que je ressentais enfin pour lui. Enfin !

Aujourd'hui encore, je ne parviens ni à expliquer ma froideur des premières années, ni ce revirement aussi soudain qu'absolu. À vrai dire, je ne cherche plus vraiment à comprendre. Je ne culpabilise plus non plus de mon anhédonie maternelle passée. Aussi dure qu'elle ait été à vivre, je pense qu'elle nourrit l'intensité de la relation que je partage désormais avec Charles et me fait chérir cette boule de feu qui dévaste mon système limbique à la simple évocation du regard malicieux de mon petit garçon...
Par Lise Huret, le 07 novembre 2019
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22 commentaires
Tous les commentaires
AnneIl y a 4 ans
Merci pour ce très beau témoignage. Je m'y retrouve beaucoup. J'étais vraiment désemparée au début. Et les nuits sans sommeil, le corps modifié, puis la sensation d'enfermement dans ce rôle maternel n'ont pas aidé. J'ai maintenant le sentiment d'un amour qui grandit avec le temps (et je refuse de penser au jour où il quittera le nid).
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Moule FripeIl y a 4 ans
Ton texte est magnifique et très touchant, Lise! La rencontre avec mon propre bébé est pour bientôt, et j'avoue redouter ce moment autant que je l'attends... Parce que j'ai justement peur de ne pas l'aimer tout-à-fait autant que je le voudrais quand il ne sera plus en moi. Mais je positive en me disant que si ça n'est pas le coup de foudre immédiat, il saura me séduire et l'amour arrivera!
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GranpiIl y a 4 ans
Exactement Moule Fripe, fais-toi confiance, dans la relation que tu auras avec ton enfant, toi seule seras dans le vrai, n'écoute pas trop l'entourage qui peut parfois être décourageant en voulant trop en faire ...
Vivement que ce petit bigorneau pointe le bout de sa coquille ;))
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mirabelleIl y a 4 ans
Lise, je trouve ça très touchant ce que tu livres là, je crois que ce n'est pas l'image que la société veut véhiculer de "la mère", et pourtant...
je trouve ton texte à la fois beau et courageux
je suis ravie que tu construises une relation nouvelle avec ton enfant...
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HeLNIl y a 4 ans
Lise, quelle belle confiance tu as en tes lecteurs.trices pour livrer ce magnifique témoignage ! Les heures/jours/mois post accouchement (surtout pour le 1er enfant) sont tellement révolutionnaires et pleins d'injonctions à la normes qu'ils nous laissent parfois bien démuni.e.s.
Je fais partie des mères qui aiment leurs filles, ado et preado maintenant, mais qui ont aussi hâte qu'elles prennent sereinement leur envol pour retrouver un peu de liberté de mouvement avec Chéri. Parfois le regard des autres (surtout des femmes) sur mon envie de nid sans enfants est foudroyant, mais j'assume ce besoin de revivre autrement après leur avoir consacré beaucoup ! Tes écrits appellent souvent une intense réflexion chez moi, merci pour ce beau cadeau. Charles a des parents formidables, et ce que l'on devine de sa personnalité en construction en est le fruit magnifique. Je vous embrasse ❤️
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MaeligIl y a 4 ans
Les langues commencent à se délier autour du mythe de l'instinct maternel et c'est tant mieux. Il n'y a pas qu'une façon d'être mère mais autant de façon qu'il y a d'individus, de parcours de vie.
Personne n'a à juger cela. Par contre le simple fait de tant se questionner dès le départ montre tout sauf du statu quo :-)
La grossesse est un bouleversement à la fois hormonal, familial, personnel. Des fois les choses doivent se mettre en place tout doucement.
C'est toujours très touchant de lire des choses aussi intimes, par bribes, et surtout avec tant d'honnêteté , sans fard. C'est courageux.
Merci pour le partage et très beau chemin avec ce petit Charles.
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RejaneIl y a 4 ans
C'est beau, tu écris divinement bien <3
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JulietteIl y a 4 ans
Ce témoignage est poignant, je salue ton courage de le partager avec nous.
Qu'est-ce que c'est dur d'être parent, bon sang! Magnifique au fond, mais dur, et par bien des aspects.
Je chéris mes deux petits plus que tout, et en même temps, jamais je n'ai aussi bien compris la décision de ceux qui choisissent de ne pas avoir d'enfants.
Aujourd'hui, certain(e)s osent parler de tout ça, du fait que, non, ce n'est pas une merveilleuse évidence, pas un chemin de roses, et ça fait du bien de lire/entendre tout cela :)
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ManuIl y a 4 ans
"J'ai fini par faire le deuil de cet amour surnaturel que j'avais cru être la norme en matière de relation mère/bébé. J'ai accepté d'aimer cérébralement".
Voilà que tu viens de mettre des mots sur ce que je ressens depuis la naissance prématurée de mon fils...Merci pour cela.
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Seul et fabuleux !Il y a 4 ans
Beau et honnête !
Je n’ai pas d’enfants et n’en aurait certainement jamais !
Mais la question d’amour et d’attachement en général m’importe beaucoup ! Et ce que j’apprends c’est que chacun a sa manière d’aimer !
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violette.bIl y a 4 ans
Bravo et merci d'oser te dévoiler et dire ce que tu as ressenti , ta gêne à ne pas être ce qu'on attend de toi, mais surtout la désolation de ne pas avoir été à la hauteur de tes attentes ....ceci dans un monde de faux semblants et de sublimation de la maternité. ( on attend moins du père c'est sur ...tant mieux il tâtonne sans complexe ;-))
Je vais faire court , par une succession d’événements de la conception à la naissance je n'ai pas été mère aussi "bien" que je le voulais , j'en ai fait un baby blues de 12mois, le truc maternel a du pousser en moi vers ses 5 mois , sans doute parce que je me le suis autorisé , j'ai aussi arrêté d'avoir honte de la manière dont les choses s’étaient passées ......les blessures sont toujours là mais fermées par l'amour inconditionnel que j'ai pour mon fils et sa saine réciprocité .
Je n'ai pas eu la grossesse-naissance dont je rêvais j'ai eu mieux , j'ai eu l'enfant dont je rêvais , à ce jour ( 21 ans ) le rêve perdure et franchement ça valait le coup .....
Séparés dès son premier cri (préma) et ensuite en garde alternée je sais vivre sans lui et je sais qu'il sait vivre sans moi ....c'est une force.
Quand je te "vois" avec ton fils , je n'ai aucun doute , tu es dans la vérité et tu es toi .
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RouletabilleIl y a 4 ans
J’admire ton honnêteté et ce très beau texte. Pour moi cet élan intime est arrivé très vite, quelques heures après une naissance difficile, mais c’était tellement viscéral que je me souviens m’être dit que cela ne pouvait ni aller de soi, ni être intellectualise, et donc qu’on ne devait certainement pas culpabiliser si les choses se passaient différemment. La maternité est suffisamment compliquée pour ne pas y ajouter les injonctions extérieures...
Et à l’inverse, à présent que mes enfants grandissent et abordent l’age adulte, je les vois partir plutôt sereinement.
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Valentina Il y a 4 ans
Ton texte m'a touché énormément.
Ça m'a renvoyé à la naissance de mon aînée. Mais par pudeur et pour discrétion je n'ose pas décrire mes sentiments!
Suis allée vite voir les brèves...
Merci :-))
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matchingpointsIl y a 4 ans
Un très beau témoignage, sans langue de bois ! Beaucoup de jeunes mères devraient le lire pour enlever un sentiment de culpabilité !
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HélèneIl y a 4 ans
Merci pour votre sincérité, Lise ! Les femmes en général et les mères en particulier sont tellement écrasées par les représentations de féminité et maternité heureuses et évidentes (encore pire depuis les réseaux sociaux)... Pour moi aussi ce fut un chemin difficile... Pour paraphraser Simone de Beauvoir, et reprendre la théorie d'Elisabeth Badinter, on ne naît pas mère : on le devient.
Le joli tableau qui illustre votre texte me fait penser à cette peinture (https://historia-arte.com/obras/sorolla-madre) de Joaquín Sorolla exposée dans son atelier à Madrid. Il a beaucoup peint sa femme et ses enfants.
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GranpiIl y a 4 ans
Quel tableau!! Magnifique! Merci Hélène.

J'ai lu à l'âge de 20 ans le livre d'Elisabeth BADINTER et il m'a marqué à jamais...
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ceriseIl y a 4 ans
Ce récit m'a chamboulée, merci beaucoup de l'avoir partagé.
Je ne suis pas mère, mais j'ai une petite soeur qui a 16 ans de moins que moi et que j'adore. Je l'ai bercée, nourrie, changée, emmenée en vacances... Nous nous aimons énormément mais pourtant ça n'a rien de fusionnel. Je ne dirais pas que nous sommes très proches, elle est très différente de moi. Nous pouvons passer des semaines sans nous parler. Et pourtant quand je la prends dans les bras je ressens un amour fulgurant.
L'amour peut prendre tellement de formes...
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GranpiIl y a 4 ans
Lisez L'amour en plus d'Elisabeth BADINTER et vous comprendrez que l'instinct maternel chez les humains n'existe pas.

Chère Lise, comme je te comprends, il m'est arrivé la même chose que toi alors que je venais d'avoir mon deuxième fils, ce n'est qu'à ses 6 mois, pendant que je venais d'apercevoir qu'il perçait une dent en lui donnant à manger que "cette douleur fulgurante me broya le bas du ventre" comme tu l'écris si bien.
Une vague, un tsunami d'amour pour lui s'est alors abattu sur moi, il a 20 ans mardi prochain et ce sera toujours mon bébé, comme mes trois autres fils.

Merveilleux texte que tu as écris, merci, merci, merci ;))
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ClarisseVIl y a 4 ans
C'est comme-ci les injonctions sociales autour de ce fameux ''instinct maternel'' hurlaient bien trop fort pour que vous puissiez sentir germer, grandir cet amour :) Nos façons d'aimer ne devraient jamais être source de culpabilité.
Encore une fois, merci pour ce partage.
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ZeilaIl y a 4 ans
Merci, Lise. Tu as dis l'indicible, là.
La fibre maternelle obligatoire et à sens unique qui nous glorifierait par un sacrifice perpétuel de nous même. Non, il n’y a pas que ça.
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VictoriaVDIl y a 4 ans
Bonjour Lise,
Merci pour ce texte magnifique.
Mêmes sentiments à la naissance de mon 1er: accouchement très difficile et premiers mois terrifiants: beaucoup de mal à me remettre physiquement et émotionnellement de la naissance, difficultés nombreuses dans ce nouveau rôle et angoisses permanentes avec "peur de ne pas bien faire" en plus de nombreux conseils non sollicités qui m'ont fait douter. J'ai du bien mettre 3 ans à apprécier passer du temps avec mon fils et ne plus avoir ce poids permanent sur les épaules qui m'empêchait de profiter de nos moments ensemble. Sa relation avec son père s'en est renforcée au point que j'avais la sensation que lui seul savait comment gérer notre enfant. Puis un jour, sans prévenir, j'ai ressenti quelque chose d'extrêmement fort même si je n'avais jamais douté de ma capacité à aimer cet enfant que j'ai chéri tous les jours depuis sa naissance.
Avec mon second fils, totalement l'opposé. Sentiment très puissant lors de sa naissance qui s'est déroulée beaucoup mieux. Lien indescriptible immédiat que je n'avais pas eu avec son frère. Et puis second enfant, donc beaucoup plus de recul et aussi de sérénité. Bref, tout est plus fluide. Et finalement, les deux se complètent à merveille et la naissance du second m'a fait redécouvrir l'aîné et l'aimer encore plus fort.

Bien à vous,
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sofIl y a 4 ans
Je trouve ton témoignage très courageux. Je n'ai pas du tout vécu ça au moment de la naissance de mes fils mais j'ai depuis quelques années des problèmes avec mon aîné qui ont un peu torpillé ma vision de la maternité et de l'épanouissement maternel...
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