Chronique #186 : La souffrance, un doudou toxique
Pressée, lissée, creusée… sous mes doigts la terre se laisse faire. Docile, elle prend rapidement la forme de ce qui volette sous mon crâne, de ce qui fait palpiter mon monde imaginaire. De masse froide, elle devient créature. De matière inanimée, elle mute en tendre bestiole. De rien, elle devient moi. De rien, je deviens elle…
Il m'aura fallu 25 ans. 25 longues et chaotiques années pour me défaire de l'idée que seule la souffrance est génératrice d'oeuvres valant le coup d'être observées, voire admirées. Fascinée par le trait de Schiele, les corps de Giacometti, les installations de Boltanski, l'esthétique de McQueen, la noirceur de Bacon et l'audace morbide de Hirst, je m'étais en effet créée un panthéon d'artistes dont je jugeais les affres existentielles bien plus fécondes que n'importe quelle joie de vivre ou félicité intérieure. Dévorée par l'anorexie, asphyxiée par un passé refusant de me laisser en paix, ballottée par des troubles de l'humeur toujours plus intenses, je me sentais en osmose avec la matérialisation de leur noirceur. Je n'étais moi-même sur le plan artistique que tourments et angoisses. Entre mes dessins où seuls les corps difformes étaient tolérés, mes photos que je brûlais partiellement, mes sculptures que je détériorais volontairement et les vêtements conçus lors de ma dernière année chez Esmod (où j'abusais des coutures boursouflées, des tissus déchiquetés/reconstitués ainsi que du latex liquide - idéal pour transformer une jolie fleur artificielle en mollusque floral post-marée noire), tracer une silhouette ronde/aux lignes douces ou imaginer un objet coloré non accidenté était pour moi physiquement impossible.
Les années ont passé. J'ai peu à peu arrêté de créer. J'essayais régulièrement, mais ce qui naissait sur le papier me reliait trop étroitement à celle que je tentais de perdre de vue.
Le besoin de donner une consistance à l'immatérialité de mon imagination était pourtant toujours bien là, mais je ne savais pas quoi en faire. Alors quand il y a trois ans de cela, de passage chez mes parents, je vis mon père potier à Langogne transformer une boule de grès en un objet aussi élégant qu'usuel, je me dis : "Pourquoi pas ?". Apprendre une technique, suivre un guide, avoir un cadre, faire des séries : là était peut-être la réponse à mes frustrations.
Je fus une élève studieuse. Le contact de la terre me plaisait. Faire naître un bol, puis deux, puis trois, puis 32, fut un temps intéressant, mais très vite cela ne me suffit plus. Il fallait que j'imprègne cette terre de ce que je pensais être l'ADN de ma force créative, à savoir un vortex de noirceur. Je lançais donc mon tour à toute vitesse pour déformer mes sphères, fracturais le bord de mes bougeoirs, brisais mes vases avant de les reconstituer en veillant à laisser leurs blessures apparentes…
Oui mais voilà, si à 20 ans ces modi operandi m'auraient sûrement exaltée, ce n'était aujourd'hui plus le cas. D'essai en essai, aucune évidence ne naissait. J'étais perdue.
Jeudi 3 novembre, 10h du matin. Cours de yoga.
"Lâche"
Mon professeur exerce une pression sur mes épaules et me répète doucement : "Lâche"
Allongée en posture de repos, ces mots s'immiscent en moi comme un murmure, puis prennent possession de chaque recoin de mon cerveau.
"Lâche"
"Ok, mais lâche quoi ?"
Je ne cherche pas vraiment à savoir et m'abandonne à l'immobilité du Savasana.
La session terminée, je marche doucement vers la sortie de la Quinta. Le gravier crisse sous mes pas, l'air est frais. C'est alors que se met à défiler devant mes yeux - aussi clairement qu'une liste de course - cette série de phrases :
Lâche l'anorexie. Tu n'es plus anorexique. C'est terminé. Arrête d'en parler. Cela fait 20 ans. Prends la Lise rachitique dans tes bras et dis-lui adieu. Tu n'es plus cette jeune femme.
Lâche la bipolarité. Refuse de te définir par cette maladie. C'est une toute petite partie de toi. Tu n'es pas elle.
Lâche la noirceur. Acte qu'aujourd'hui un lever de soleil te nourrit beaucoup plus qu'un poème de W. H. Auden.
Lâche la peur de paraître vide, banale.
Lâche le passé.
Lâche cette souffrance qui n'est plus tienne.
Lâche ces blessures qui n'en sont plus.
Et j'ai lâché. J'ai lâché ces doudous puants que je serrais fort contre moi depuis si longtemps. J'ai accepté de croire que je pouvais exister sans eux. Et… ce fut vertigineux. La lumière, la joie, la simplicité, la vérité que je me refusais jusqu'alors inondèrent littéralement mes artères.
Une fois de retour à la maison, je pris de la terre à l'atelier et formai rapidement une petite baleine. Une baleine ronde, toute en courbes, d'une infinie douceur… PS : Basé sur un mal-être que je n'éprouvais plus, mon schéma créatif était devenu obsolète. Les données avaient changé, mais je n'avais pas effectué de mise à jour du logiciel. Désormais libérée de "l'ex-moi-même", je découvre une femme de 40 ans qui éprouve une joie immense à façonner des petites créatures en glaise. Des créatures sans cicatrices, sans blessures, sans traumas...
Par Lise Huret, le 25 novembre 2022
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