Chronique #144 : L'adieu aux Timberland
Abîmées par quatre hivers rigoureux, par les dents acérées des escalators du métro et par ma démarche supinatrice usant leurs semelles vers l'extérieur, mes Timberland me regardent d'un air triste et résigné. Elles savent qu'elles symbolisent bien trop nos dernières années passées au Canada - entre confusion, désillusion et quiproquo - pour que je les autorise à m'accompagner dans notre nouvelle vie portugaise…
Décembre 2016 (veille de notre première tempête de neige). Affolée par l'idée de devoir affronter en baskets 40 cm de poudreuse, je fonce dans la boutique de chaussures la plus proche. Les Timberland jaunes étant les seules bottines disponibles en 39, l'affaire est réglée en quelques minutes. C'est ainsi qu'à l'image de Toronto où nous avons posé nos valises par défaut (un imprévu de dernière minute nous ayant empêchés de partir en Islande comme cela était initialement prévu), je vécus les 3 dernières années dans des bottines que l'urgence m'avait imposées. Des bottines confortables, mais me plaisant assez peu. Seules nos virées dans le "Grand Nord" me faisaient apprécier mes boots de bûcheron. Écraser la poudreuse sous leurs semelles crantées, courir sur le sol gelé de la forêt sans déraper ou encore m'enfoncer dans 90 cm de neige tout en sentant mes pieds bien au chaud au creux de leur cuir robuste furent autant d'expériences jouissives que leur compagnie me permit de vivre pleinement. À la fin de ces journées passées dans un chalet du nord de l'Ontario, alors que je les voyais s'égoutter dans l'entrée sur le plateau en plastique prévu à cet effet, j'éprouvais une vraie tendresse envers elle. Elles avaient fait leur preuve dans leur élément. Elles incarnaient alors le Canada de mes fantasmes d'enfant ; une terre recouverte de forêt, saturée de neige, dépourvue d'êtres humains sur des kilomètres. Lors de ces rares moments où la nature primait sur les gratte-ciels, j'aimais mes Timberland, j'aimais le Canada. Les choses étaient à leur place.
En ville, la dimension aventurière de mes boots s'évaporait très vite. Leur lourdeur ralentissait mes pas pressés sur le chemin de l'école. Elles m'encombraient dans les salles d'attente, trempaient la moquette du lobby de l'immeuble ainsi que celle de l'ascenseur. Dénotant en milieu urbain, elles me suppliaient de repartir sur les berges du lac Huron, de négocier des week-ends prolongés pour aller explorer le parc Killarney, de déscolariser Charles et de partir arpenter le pays en camping-car. Je faisais la sourde oreille. Je refusais de voir dans ces bottines le symbole de ma vie canadienne, à savoir une totale inadéquation entre celle que je suis et notre choix de vivre en ville loin d'une nature grandiose qui m'aurait assurément comblée.
Faire face à ce constat était pour moi trop difficile, alors plutôt que d'oser bousculer nos vies, je pris le parti de détester toujours un peu plus ces innocentes bottines. Chaque nouvelle écorchure dans leur cuir tendre me réjouissait.
Le temps a passé, elles se sont encore un peu plus abîmées. Et si je leur en voulais terriblement de ne pas être à la hauteur de mon rêve canadien, je m'en voulais encore plus de ne pas m'être donné les moyens de vivre ce dernier. Ah, si seulement j'avais investi dans une paire de Sorel… (humour)
Alors que nous nous envolerons dans quelques semaines vers le Portugal, je jette un regard chargé de regrets sur mes Timberland qui hier encore m'ont évité une glissade magistrale sur un trottoir complètement verglacé. Nous nous sommes ratées. J'aurais pu satisfaire leur besoin viscéral de grands espaces ; au lieu de cela, j'ai préféré le confort étouffant de la ville. J'aurais pu profiter de leur sécurité tout terrain pour faire le grand saut et assouvir mes fringales d'air pur ; au lieu de cela, je les ai emmenées dans les couloirs souterrains surchauffés des centres commerciaux en quête de barres chocolatées et autres cidres trop alcoolisés. J'espère que je ferai mieux avec les tongs que je compte m'acheter dès notre arrivée à Cascais...
Par Lise Huret, le 24 février 2020
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