Chronique #156 : Le danger de l'immédiateté
Vitrine de partenariats visant à mettre en valeur tel vêtement ou tel accessoire (afin d'augmenter leur désirabilité et de pousser à l'acte d'achat), Instagram a ces dernières années modifié le mode de consommation des modeuses. Bon nombre d'entre elles estiment en effet aujourd'hui que toute pièce montrée sur ce réseau social doit pouvoir être acquise en quelques clics…
Il suffit ainsi que je que poste une photo au sein d'une story Instagram pour que les questions concernant la provenance de mes vêtements affluent. Or, ces derniers sont rarement neufs : la plupart d'entre eux datent de plusieurs saisons ou ont été chinés ou piqués à mon mari. Du coup, mes réponses suscitent généralement une autre question : "Où trouver un modèle similaire ?". Si ce genre d'échange est parfaitement légitime sur un site de mode, je ne peux m'empêcher de penser que nous passons ici à côté de l'essentiel. De nos jours, la notion de désir est galvaudée et l'immédiateté non négociable. Or, la rencontre avec un vêtement ne se décrète pas. Aller faire du shopping de manière systématique, écumer les e-shops en guise de loisir ou craquer pour une pièce dont la seule valeur ajoutée est la célébrité de celle qui la porte mènent souvent à des choix regrettables. Combien d'armoires pleines à craquer se révèlent dépourvues de pièces que l'on a réellement envie de porter ?
Contrairement à ce que l'industrie du prêt-à-porter aimerait nous faire croire, le fait qu'un modèle soit joli, tendance ou plébiscité par une influenceuse n'est pas une raison suffisante pour l'acquérir.
Avant d'être aperçu dans une boutique, le vêtement se doit d'exister de manière plus ou moins floue dans notre esprit. L'envie d'un blazer en tweed doit pouvoir mûrir sereinement, se nourrir de diverses influences, lentement prendre forme. Et ce n'est que lorsque celle-ci rencontrera sa matérialisation textile que l'acte d'achat pourra avoir lieu. Un vêtement ainsi acquis deviendra alors un compagnon au long cours, un bien que l'on chérira et qui nous le rendra bien.
Mais pour cela, il faut accepter que le timing de l'acquisition nous échappe. Et aussi être attentif, l'objet de notre désir pouvant apparaître n'importe où : vieux stock de Levi's vendu sur une brocante, soldes au rayon homme de chez H&M, stand d'étudiants distribuant des tee-shirts promotionnels au vert parfait, marché du sud de la France, magasin de vêtements utilitaires, rayon enfant, brève sur TDM… Quand la rencontre a lieu, il ne faut pas hésiter. Car souvent, celle-ci ne se reproduira pas avant longtemps, voire jamais.
Alors certes, cela demande de la patience, mais à l'image d'une héroïne de roman boudant les relations d'un soir dans l'attente de trouver l'âme soeur (qu'elle épousera des années plus tard), s'autoriser à attendre "le bon vêtement" se révèle souvent payant.
En résumé, laissons-nous le temps : une garde-robe que l'on a plaisir à porter met des années à se constituer. Le fait d'acquérir impulsivement telle ou telle pièce vue ici ou là apporte rarement une satisfaction durable ; à l‘inverse, se constituer une collection capsule imaginaire et tenter de la matérialiser au fil de nos pérégrinations se révèle souvent des plus bénéfiques, le vêtement délaissant alors sa dimension interchangeable/jetable/périssable au profit d'une aura unique, personnelle et dense, imperméable aux injonctions de l'air du temps...
Par Lise Huret, le 10 juillet 2020
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