Peinture et inspiration, ou comment se détacher des diktats de la mode
Si la mode peut souvent être source de complexes et de frustrations, il suffit de changer son angle d'approche pour transformer ce qui se résume trop souvent à une religion consumériste en aventure aussi enrichissante que délectable…
En matière de vêtements, on aurait tendance à penser systématiquement en termes de marques, de modèles spécifiques à acquérir et de must have désirables. Il faut dire que tout nous y encourage, entre lookbooks alléchants, crédits s'affichant au survol des photos Instagram et séries mode des magazines où l'on détecte la dernière friandise Isabel Marant.On en vient alors à accumuler les frustrations, tant cette liste d'envies "fashion" se voit sans cesse alimentée en pièces inaccessibles. Mais aussi et surtout, on en oublie que les vêtements ne se résument pas au statut de "faire-valoir des griffes en vogue" : ils sont au contraire appelés à raconter une histoire, à servir un style et ils n'ont pour cela besoin ni de suivre la valse consumériste des tendances, ni de sortir d'un corner du Bon Marché.
Boudons donc les Vogue et autres comptes Instagram aux looks prémachés et allons arpenter les allées des musées et feuilleter les livres d'Art où nous trouverons de quoi nourrir notre grammaire chromatique et stylistique. Nous en ressortirons assurément plus enrichies que frustrées, et découvrirons qu'il est bien plus jouissif de fouiller dans notre placard afin d'y dénicher un foulard jaune évoquant cette oeuvre de Ramón Casas (afin de rehausser un pull ou un gilet bordeaux) que de succomber une énième fois à nos pulsions d'achat face aux dernières baskets Miu Miu.
Dans la pratique :
Cette toile de Marie Duhem nous incite à dénicher une pièce chocolat à l'ampleur réconfortante que l'on patinera via un simple tee-shirt blanc et que l'on surmontera d'un bonnet bleu chardon.
Joaquin Sorolla nous donne envie d'injecter de la force aux teintes délavées telles que le rose pâle ou le jaune champagne en les travaillant sur des étoffes presque rèches (voir ici).
Giovanni Costetti nous rappelle que le col châle n'a pas son pareil pour adoucir une silhouette, mais aussi que les teintes les plus belles sont celles dont le support permet de jouer avec la lumière (voir ici).
Face à la noblesse désinvolte de cet homme immortalisé par H. Craig Hanna, difficile de réfréner notre envie de télescoper manteau en fausse fourrure, jean vieillissant et souliers portés pied nus. La féminité folle de ce modèle de Toulouse-Lautrec nous encourage à sublimer nos pulls noirs col roulé et autres tops carbone ultra sages via un généreux chignon d'inspiration edwardienne.
Face à ce portrait signé David Levine, on se dit que quitte à être grignotée par la mélancolie, autant que cela nous arrive dans un kimono susceptible de rendre notre reflet photogénique (c'est toujours mieux que de traîner dans un vieux jogging informe).
Serhii Hryhoriev nous rappelle que camaïeu de vert, aplat de marron et subtile touche de rose sont faits pour vivre ensemble (voir ici).
Vasily Polenov nous encourage à considérer le cardigan rouge orangé comme le plus efficace des exhausteurs de looks (voir ici).
Face à l'oeuvre d'Andrew Wyeth, l'envie de se lover dans une veste de trappeur, d'enfoncer un bonnet tricoté à la main sur nos cheveux encore mouillés et d'aller marcher 6 kilomètres jusqu'à la poste la plus proche se fait furieusement sentir (voir ici).
Marier le moelleux usé d'un pull bleu à un vieux baggy brou de noix, puis féminiser le tout via un panier en raphia tressé : voilà ce que me donne immédiatement envie de faire ce tableau de Walter Langley (voir ici).
Alfons Karpiński nous suggère quant à lui d'offrir une dimension automnale aux rayures verticales estivales bleu et blanc en leur associant une pièce au marron gourmand (voir ici). On imagine ainsi très bien nos rayures Oshkosh flirter avec le moiré d'une fausse fourrure chocolat, avec la maille duveteuse d'un gilet café ou encore avec un tweed mocha.
David Levine nous rappelle que rose peut aussi rimer avec force, et ce surtout lorsque celui-ci infuse une pièce sobre à la carrure marquée et s'associe à un bordeaux profond (voir ici).
Cette toile de Ron Hicks nous invite à ne jamais oublier que, bien plus qu'une marque ou qu'un logo ostentatoire, c'est la manière dont on s'approprie un vêtement qui en fera l'aura : relever un col, croiser plutôt que boutonner…
Kevin Yaun nous convainc de la beauté du duo orange/bleu bleuet (voir ici). On n'hésitera également pas à insérer une pointe d'orange au sein d'un look chocolat (Ron Hicks), à partir en quête d'une robe longue noire aussi épurée que versatile (Nikoleta Sekulovic), à nouer des lacets bleus sur nos boots marron (Hope Gangloff), à porter un blazer noir cintré et sur nos pantalons larges caramel (Walter Langley) et à réveiller le duo marron/bleu via une pointe de rose layette (Walter Langley).
Et s'il est ici toujours question de vêtements et d'enrichissement de sa garde-robe, l'aventure est néanmoins bien plus sereine qu'une traditionnelle séance shopping. Car au sein des collections d'art, nous avons le temps : l'émotion ressentie face à tel tableau est générée par une alliance de teintes et de textures dont la beauté ne risque pas de faner avec les saisons. Par ailleurs, rien n'est ici imposé ou dicté : le vêtement, les coloris et les matières se voient interprétés en fonction de la sensibilité de chacun. Et pour matérialiser la magie esthétique émanant d'une toile à l'huile, les possibilités ne manquent pas : couturière, échoppes vintages, vide dressing, fouille au coeur des malles de nos grand-tantes…
Cerise sur le gâteau, les allées des musées sont un délicieux moyen de contrebalancer les diktats esthétiques actuels : à des années-lumière des corps standardisés, des silhouettes porte-manteaux sans personnalité et du bien-être fascisant que l'on tente de nous imposer (le tout contribuant à nous désolidariser de notre propre corps et à nous le rendre hostile), les corps aperçus sur certaines toiles - voir ici, ici, ici, ici, ici et là - nous font entrevoir une réalité tout autre, bien plus dense, vivante, riche et complexe. On réalise alors tout à coup que ces corps qui ne passeraient pas le casting d'un défilé Dior sont parfaitement dignes d'êtres peints, célébrés, encadrés, admirés et que notre corps, loin d'être un OVNI à photoshopper, aurait toute sa place au sein de cette mosaïque de chairs. Autrement dit, il est temps de se placer dans l'oeil de l'artiste plutôt que dans celui du designer/directeur de casting/rédactrice de mode afin d'embrasser avec volupté sa propre matérialité...
Par Lise Huret, le 18 novembre 2024
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