Chronique #74 : Mythologie vestimentaire
Il y a deux types de vêtements : ceux que l'on porte soi-même, et ceux que l'on voit vivre sur les autres. Pour ma part, les seconds sont indéniablement ceux qui ont le plus marqué mon enfant, tant ils ont contribué à construire ma mythologie stylistique, à définir mes goûts futurs, à nourrir mon imaginaire et à élaborer ma propre cartographie esthétique...
Le blouson en cuir de mon père
Mon père ne porte pas de pull-overs. Pour se protéger du froid des petits matins d'hiver, il a depuis longtemps pris l'habitude d'enfiler un blouson en cuir, qui ne le quittera qu'au retour du printemps. Dans mon regard de fillette, ce blouson au col relevé et au cuir épais avait tout de la carapace protectrice et virile susceptible d'éloigner mon père des dangers extérieurs. J'aimais passer les doigts sur sa doublure soyeuse, plonger la main dans ses profondes poches en quête de surprises, mais aussi et surtout humer l'odeur délicieuse qui en émanait : un subtil mélange entre le cuir du blouson et l'eau de Cologne de mon père.
Le manteau en vison de mon arrière-grand-mère
On la voyait peu cette arrière-grand-mère parisienne, mais ses rares visites restent gravées dans ma mémoire. Je la revois encore gravir à petits pas mesurés les marches du perron de notre maison, la toque en fourrure posée sur une mise en plis toujours impeccable et sa minuscule silhouette lovée dans un fabuleux manteau de vison aux reflets lustrés. Elle franchissait la porte, n'émettait aucun son qui puisse ressembler à une salutation, tendait sa toque à l'un de ses arrières petits enfants, puis attendait que mon père la débarrasse de son vison. Alors seulement elle se tournait vers ma mère et lui adressait un froid "Bonjour ma chère". Les adultes quittaient alors le hall d'entrée, tandis que mes frères et soeurs s'éparpillaient dans les étages. De mon côté, j'en profitais pour m'approcher de la fourrure se balançant majestueusement dans l'armoire porte-manteaux, puis caressait avec un plaisir coupable mêlé d'effroi la parure de celle qui, entre rigorisme, élégance, distinction et autoritarisme, me subjuguait.
La longue jupe indienne de ma mère
S'arrêtant à un millimètre du sol, cette longue jupe portefeuille constituée d'un patchwork de bandelettes horizontales est à mes yeux le plus beau vêtement que ma mère ait jamais porté. Ramenée d'Inde par mon père, cette pièce possédait une élégance universelle matinée d'une suave touche d'exotisme. Elle seyait par ailleurs parfaitement à ma mère, qui la portait chaque été, le regard joyeux et les cheveux relevés en couronne de tresses. Et si au fil des années, les bandelettes furent maintes fois rapiécées, tandis que les teintes rougeoyantes du tissu virent leur éclat s'atténuer, cette jupe ne perdit à mes yeux pas une once de sa magie, bien au contraire…
La robe de chambre de mon grand-père
Cet homme distingué et toujours rasé de près qu'était mon grand-père n'enfilait ses costumes sombres qu'une fois le petit-déjeuner terminé. Les matins d'école, il descendait ainsi les escaliers dans une épaisse et longue robe de chambre à col châle camel aux faux airs de vieux teddy bear râpé. Son allure contrastait alors tellement avec celle que nous lui connaissions la journée qu'elle en avait quelque chose de terriblement attendrissant. Qu'il avait l'air fragile cet homme que tout le village respectait ! Cette robe de chambre fleurant bon le café noir a bien plus marqué mon esprit que la toque en astrakan ou les pardessus ultra bien coupés de mon grand-père. Elle était synonyme d'intimité, de tendresse, de lâcher prise et me permit à l'époque de comprendre que l'apparente sévérité qui émanait de ce dernier n'était en réalité qu'une façade, dont il me fallait faire abstraction si je voulais réussir à percer les mystères de l'homme en robe de chambre...
Les baskets de skate de mon frère
Assis sur la première marche de l'escalier, mon grand frère chausse fébrilement son cadeau de Noël : une paire de baskets de skate noires repérée depuis longtemps dans Thrasher. Avec leur dégaine massive, elles me font penser à des chaussons pour bad boy, à des amortisseurs portatifs, à des brioches couleur réglisse… Bref, je les trouve étranges. J'adore les voir faire voltiger le skate de mon frère. Je ne me lasse pas du télescopage entre la violence des chutes sur le macadam, la froideur du mobilier urbain et la dimension quasi gourmande de ces baskets...
Par Lise Huret, le 02 septembre 2016
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