Rei Kawakubo, la prêtresse de "l'anti-fashion"
Alors que le jeu des chaises musicales a repris chez Carven et que Consuelo Castiglioni vient d'annoncer son départ de chez Marni, l'annonce de la rétrospective consacrée par le MET à la créatrice Rei Kawakubo a le mérite d'éclairer un peu l'actualité fashion du moment. L'occasion pour moi de me pencher sur les raisons qui font que cette créatrice me fascine tant…
Une femme mystérieuse
À l'ère des comptes Instagram de créateurs et des selfies en tous genres, celle qui ne salue jamais à la fin de ses défilés et qui ne s'est pas faite photographiée "officiellement" depuis 2005 fait figure de véritable OVNI. Une réserve qui lui fait honneur et qui, loin de la desservir, contribue à la placer au dessus de la mêlée.
Le choix d'un nom de griffe inspirant : Comme des Garçons
Expression jubilatoire illustrant à la perfection l'un des axes centraux du travail de Rei Kawakubo (à savoir questionner la notion de féminité et les idées préconçues qui l'entourent), le nom de la griffe japonaise possède une force espiègle inoxydable.
Une vision inclassable
Avec sa soif insatiable d'innovation, sa quête viscérale de beauté au sein de l'inesthétique, sa volonté farouche de ne jamais refaire deux fois la même chose, son amour de l'éphémère et son besoin de questionner sans cesse le vêtement, Rei Kawakubo s'est créé un langage esthétique aussi déroutant que galvanisant, tant celui-ci se révèle riche en propositions créatives.
Un mentor généreux
Loin de prendre ombrage du talent de ses protégés, la créatrice n'hésite pas à collaborer avec eux (Kei Ninomiya) ou à les aider à lancer leur propre griffe (Junya Watanabe). Par ailleurs, lorsqu'elle lance son propre magazine bi-annuel, loin d'elle l'idée d'en faire un hymne monolithique à Comme des Garçons : au sein de "Sixth Sense" - revue A3 exempte de texte et publiée de 1988 à 1991), elle préfère mettre en valeur le travail de Peter Lindbergh, Gilbert et George ou encore Bruce Weber au travers d'illustrations, montages et autres photographies.
Une once de normalité
Aussi atypique soit-elle, Rei Kawakubo partage un même déclencheur créatif avec bon nombre de ses consoeurs stylistes, à savoir ne pas réussir à trouver dans les boutiques les vêtements qu'elle désire. Une frustration qui la pousse à créer ceux-ci elle-même.
Une extrême exigence
Si Karl Lagerfeld rêve de ses créations (si bien qu'il n'a plus le matin qu'à les coucher sur le papier), ce n'est guère le cas de Rei Kawakubo, qui vit la création de ses collections comme une véritable souffrance. Il faut dire que la créatrice s'impose une règle folle - mais qui l'honore - consistant à ne jamais traiter la même idée deux fois…
Des intuitions bankables
Rei Kawakubo n'a jamais cherché à opposer business et créativité, bien au contraire : à ses yeux, ces deux notions se doivent d'évoluer en osmose si l'on veut pouvoir rester indépendant sur le plan financier. Ainsi, alors que la ligne principale reste pour elle le moteur et l'inspiration de son entreprise, les lignes plus accessibles (telles que Comme des Garçons Play et Comme des Garçons Shirt), les collaborations (avec Louis Vuitton ou Converse) et les parfums permettent de diffuser l'univers Comme des Garçons auprès d'un plus large public. Et ce sans jamais perdre en authenticité, Rei Kawakubo veillant au moindre détail depuis Tokyo. On lui doit au passage également le concept de pop-up store, qui a depuis fait école auprès de la profession.
Un choix symbolique
Dans sa première boutique, Rei Kawakubo ne plaça aucun miroir. D'après elle, on ne devrait en effet pas acheter ses vêtements pour "plaire ou séduire", mais plutôt pour s'y sentir bien et confiant...
L'incroyable défilé "Dress Meets Body, Body Meets Dress"
Pour sa collection printemps/été 1997, Rei Kawakubo questionne ouvertement le corps féminin, les déformations liées à la maternité et les diktats esthétiques en vigueur. La découverte de ces créations aux excroissances vichy (voir ici et là) fut l' un de mes premiers vrais "chocs mode". En devenant le corps, le vêtement prend ici le pouvoir sur la nature et se substitue à la génétique. Une vision métaphorique de la mode qui me marquera à jamais.
Une guerrière indépendante
À 72 ans, elle continue de résister aux grands groupes et conserve une totale indépendance. Elle ne compte d'ailleurs pas prendre sa retraite de sitôt.
Par Lise Huret, le 25 octobre 2016
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