Galerie de portraits #1
Écrire un livre… L'idée m'a longtemps pétrifiée. Jusqu'à ce que je comprenne que l'important pour moi n'était pas de publier, ni même de posséder un objet papier signé de mon nom, mais simplement d'écrire. Peu importe le support, la portée, la notoriété… Une fois cela intégré, j'ai enfin pu libérer mes mots. Ainsi est née une petite centaine de portraits au travers desquels je retrace ma vie en filigrane...
Voilà comment je vais procéder : chaque vendredi, je dévoilerai ici un ou deux portraits dans l'esprit de ces romans-feuilletons du 19e siècle publiés dans un hebdomadaire. Au fil des mois, ils finiront par constituer une galerie autobiographique, un maillage quasi charnel, un ouvrage virtuel…
Monsieur Fouquenel
Le mois de septembre touche à sa fin et comme chaque année, l'ouverture de la chasse amène Monsieur Fouquenel sur le perron de notre maison. Les joues rugueuses, le regard humide, la veste en tweed renforcée aux coudes par des pastilles de cuir patinées par des années de bons et loyaux services et la gibecière garnie d'un ou deux lièvres, l'homme vient remercier en nature mon grand-père de lui avoir cédé ses droits de chasse.
Il pénètre dans le hall frais, retire son chapeau, tapote de sa large main aux ongles ras la tête des enfants se trouvant sur son chemin et me suis jusqu'au bureau de celui qu'il vient saluer. "Bonjour Monsieur Brehon !" énonce-t-il cordialement de sa voix grave.
La manière respectueuse et bienveillante avec laquelle les gens du village s'adressent à mon grand-père m'enchante. J'ai l'impression d'être la petite fille d'un châtelain.
Alors que la porte se referme doucement sur les deux hommes, je hume avec gourmandise le parfum tabac/foin/eau de Cologne de notre visiteur. Ils discuteront chasse, voisinage, terrains agricoles et état des fermes alentours. Autant de conversations qui, en dépit de me parvenir assourdies, inscrivent leur vocabulaire spécifique - herbage, jachère, hectare, terrain non constructible ou encore cadastre - dans mon cerveau d'enfant.
Une demi-heure plus tard, monsieur Fouquenel tourne la poignée en porcelaine du bureau et cherche ma mère du regard afin de lui remettre le fruit de sa chasse. Après avoir remercié chaleureusement cet homme qu'elle a l'habitude de croiser à l'office du dimanche (alors que je sais pertinemment que l'idée même d'avoir ces animaux morts dans le bas du réfrigérateur lui soulève le coeur), elle le reconduit à la porte en prenant gentiment des nouvelles de sa femme.
Le même rituel se répétera chaque année, jusqu'au décès de mon grand-père. Plus tard, lorsque je croiserai Monsieur Fouquenel à la sortie de la messe, je me presserai pour avoir le temps de l'embrasser, son parfum me ramenant instantanément à l'époque bénie de l'enfance. Un temps où "monsieur Brehon" veillait sur notre famille tel un paratonnerre sur la flèche d'une église...
Madame Déaley
Septembre 1986, ma première rentrée scolaire. Les yeux rivés sur les dalles du couloir menant à ma classe de moyenne section, j'entre en collision avec une paire d'escarpins bleu marine aux bouts carrés légèrement éraflés. Je risque un regard vers le haut pour en découvrir la propriétaire : une femme immense à la mise sévère et aux cheveux bruns coupés en carré court quasi enfantin.
Épouse du maire du village, silhouette d'un mètre 94, directrice de l'école : ma nouvelle maîtresse en impose. Mais lorsqu'en ce matin de septembre, elle plie son corps de géante pour venir se placer à ma hauteur afin de s'enquérir de mon prénom, je perçois une telle gentillesse dans ses grands yeux bleus qu'une joie pétillante balaie instantanément mes angoisses d'écolière.
Je resterai deux années dans sa classe (moyenne et grande section), lors desquelles je lui offrirai des dizaines de bouquets de perce-neige cueillis en mars dans le jardin entourant notre maison, lui confierai être tombée follement amoureuse de Thibault (le musicien venant tous les jeudis après-midi nous initier à la magie des sons via des instruments constitués de tubes et de sable) et lui avouerai faire encore souvent pipi au lit. Je la détesterai lorsqu'elle me punira pour avoir tenté de fuguer de l'école (alors que j'avais simplement prévu de m'éclipser quelques heures pour aller espionner les grands du collège d'en face), je lui vouerai une admiration sans bornes pour avoir osé libérer à mains nues une souris prise dans un atroce petit piège, ainsi qu'une reconnaissance éternelle pour m'avoir placé à côté de mon amoureux lors d'un spectacle de marionnettes…
Je me suis ensuite envolée vers l'école primaire, tandis qu'elle de son côté est restée devant son tableau noir à regarder défiler les générations.
Elle n'a pas pour autant disparu de mon paysage. Je l'ai ainsi souvent croisé à l'occasion des différentes élections rythmant la vie du village, elle qui faisait partie des bénévoles enregistrant le vote des habitants de la commune. Pendant que mes parents se dirigeaient vers l'isoloir, je filai l'embrasser, avide des compliments qu'elle ne manquait jamais de m'adresser. Comme j'avais grandi ! Comme j'étais joliment habillée ! Moi, je restais muette, souriante mais incapable de prononcer plus qu'un "bonjour" frémissant, alors que je rêvais de réussir à traduire en paroles l'affection baignée de fascination que j'éprouvais pour elle.
Car outre le fait d'avoir été ma maîtresse, elle était aussi celle qui avait osé divorcer de son premier mari (un concept totalement exotique pour la fillette romantique que j'étais), celle qui dirigeait seule une école (je ne connaissais pas à l'époque de femme ayant une telle responsabilité), mais aussi celle qui avait épousé en seconde noce un homme bien plus petit qu'elle (ce que je trouvais follement courageux du haut de mes 5 ans).
La dernière fois que je l'ai croisée, elle refermait son portail un soir glacial de décembre. Les années l'avaient voûtée, son pas martial avait perdu de son assurance, mais ses yeux possédaient toujours le même éclat. Ce fameux éclat qui, 26 ans auparavant, était parvenu à rassurer une fillette effrayée par son premier jour d'école…
Par Lise Huret, le 30 août 2019
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