Chronique #138 : A la recherche du moi perdu
Enfant, j'ai toujours eu des goûts affirmés. Des goûts dont j'étais fière, et ce d'autant plus si ceux-ci n'étaient pas dans la norme. À 11 ans, je préférais ainsi passer mon après-midi à la bibliothèque municipale à compulser des livres d'art plutôt que d'aller voir "Sister Act" au cinéma avec mes grandes soeurs. À 12 ans, j'assumais détester le chocolat chaud, quitte à traumatiser la compagne de mon grand-père maternel. À 13 ans, j'harcelais le poissonnier du village pour qu'il propose des sashimis de saumon alors que mes amies ne rêvaient que de menu Big Mac. À 14 ans, je me cousais des pantalons pattes d'eph' alors que la mode était au slim, voire au skinny. À 15 ans, j'affirmais sans ciller à mon prof de français que Maupassant n'était rien à côté de Pouchkine. Bref, je savais ce que j'aimais et ce que je n'aimais pas. Je savais qui j'étais…
Et puis soudain, les choses sont devenues floues. À 16 ans, la pieuvre de l'anorexie se met à tout grignoter : certitudes, passions, plaisirs, assurance, confiance. Elle se régale. Cette longue période de jeûne suivi d'un humiliant épisode de boulimie ravage ma capacité à analyser mes ressentis. De mes goûts, je ne sais plus rien. Désormais, lorsque l'on s'enquiert de mon opinion sur tel ou tel sujet, je colle systématiquement à l'avis de mon interlocuteur. Cela fluidifie les relations, à défaut de les enrichir…
Devant un tableau, un défilé, un film, il m'est impossible de déterminer la teneur de mes sentiments. Tel critique que j'estime a adoré ? Cela doit donc forcément être bien...
Qu'est-ce que je désire manger à dîner ? Comment savoir...
Quelle couleur me semble la plus indiquée pour les chaises du salon ? Taupe, jaune ou bleu ? Jaune (la teinte de prédilection de mon amie peintre) ! Non, bleu (l'un des coloris phares du dernier cahier de tendance de Nelly Rody). Non, taupe (maman adore le taupe)...
Dans quelle ville aimerais-je vivre ? Rio de Janeiro (une copine travaillant chez Condé Nast y a passé un séjour délicieux), Tokyo (elle figure dans le top 3 de Julien) ou New York (tout le monde adore New York).
Lorsque les questions se font plus intimes, plus pressantes, je pioche des réponses sincères mais obsolètes au sein de mes goûts d'enfant.
Le temps passe et je me sens vide, hors sol. Je supporte de moins en moins le fait d'être aussi absente de ma propre vie.
En janvier 2010, une énième conversation où j'ai une fois de plus pratiqué l'effet miroir se révèle être l'imposture de trop. Ma vacuité me donne la nausée. Sur ce trottoir parisien, le téléphone encore à la main, je décide d'en finir avec ce jeu de dupes. Découvrir ce qu'aime réellement la jeune femme me faisant face dans la vitrine de chez Colette va désormais devenir mon obsession.
Je choisis alors de faire table rase de tout ce que je pensais apprécier ou détester afin de me forger un avis qui ne serait dicté ni par mon envie de séduire, ni par mon désir de correspondre aux attentes d'autrui, ni par la peur de déplaire au sein de tel ou tel milieu. J'allais pour cela plonger à la rencontre de mon moi profond et lui soumettre une myriade de questions dont j'écouterais attentivement les réponses.
Je décide de mettre immédiatement en pratique mes nouvelles résolutions et franchis le seuil de la boutique Colette. Sur ma droite se trouve une série de sneakers toutes plus en vogue les unes que les autres. Une paire en particulier attire mon regard. Un vendeur s'approche et me vante la dimension unique de ce modèle issu d'une récente collaboration. Tout en souriant, j'essaie d'occulter l'opinion marketée de celui-ci afin de me focaliser sur mon ressenti : la semelle blanche me semble trop épaisse, les coloris peu harmonieux. Alors qu'il y a encore quelques minutes l'avis du vendeur aurait totalement annihilé ma capacité de réflexion, je m'autorise à ne pas aimer cette paire de sneakers. Pour la première fois depuis des années, mes papilles esthétiques émettent un frémissement sincère.
J'entame alors une période d'euphorie où tout devient sujet à expérimentation. Chaque bouchée, chaque son, chaque image génère en moi le même questionnement. Qu'en penses-tu ? Aimes-tu vraiment cette peinture ? Si oui, pourquoi ? Et cette façade d'immeuble ? Et cette personne que tout le monde adule dans ton cercle d'amis ? Et cette marque portée aux nues par la frange la plus snob de la fashion sphère ? Et le champagne ? Et les macarons ? Et les frites ? Et Van Gogh ? Et les chaussures à talons ? Et Victor Hugo ?
Peu à peu, ma vérité se révèle plus précieuse que n'importe quel compromis mondain ; je retrouve avec délice ce plaisir de déplaire que j'avais amoureusement cultivé adolescente. J'ose à nouveau aimer lorsque la majorité déteste, affirmer des choix considérés comme incongrus par mon entourage. Et aussi et surtout, j'arrive enfin à être en phase avec ma vie. Mes goûts étant de plus en plus clairs, il devient facile de construire un quotidien en harmonie avec eux.
Entamée il y a plusieurs années de cela, cette spéléologie introspective fait aujourd'hui partie de mon hygiène mentale. Développer une pensée en totale osmose avec celle que je suis a en effet beau être un exercice laborieux au résultat toujours fragile, je ne saurais désormais me passer de ce sérum de vérité qu'est l'honnêteté intérieure...
Par Lise Huret, le 13 décembre 2019
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Je comprends mieux ce qui fait que Tdm est si particulier et délicat. Et aussi ce qui en fait un lieu d’échange aussi rare.